Des interprètes pour mieux soigner - L'autre revue transculturelle
Comprendre l'interprétariat
Face à l’accroissement récent des flux migratoires vers l’Europe, la question linguistique souvent posée en France comme problème ou indicateur d’intégration refait surface et interroge certains politiques sur les orientations à donner au modèle national républicain en tension. Dans les activités soignantes, la « barrière de la langue » est depuis longtemps pointée comme faisant obstacle à la qualité des soins, tant techniques que relationnels, au même titre que certaines différences culturelles par trop souvent pensées comme irréductibles. Pourtant, à l’heure du numérique et des nombreuses applications téléchargeables gratuites, recourir à un logiciel de traduction instantané pour se faire comprendre est devenu un jeu d’enfant. Pianoter sa phrase ou chercher la signification d’un mot sur son smartphone devient une pratique courante non seulement à l’occasion de voyages à l’étranger mais aussi dans le milieu soignant. Ces nouveaux gestes simples réinterrogent cependant la démarche, particulièrement dans les soins : s’agit-il de traduire ou d’interpréter ? Qu’en est-il alors de la relation à l’Autre que cette facilité instaure ? Traduire au mot à mot dépanne certes dans certaines situations, mais n’est pas sans conséquence sur la qualité de la relation de soin qui se joue au quotidien face à des patients non ou peu francophones.
L’interprétariat en milieu médical et social s’est par ailleurs développé depuis les années 70 (sous l’impulsion d’associations telles que Inter Service Migrant à Paris et Migration Santé Alsace à Strasbourg) pour répondre à des besoins réels face à des populations d’origine étrangère ou en situation de migration, qui conjuguent souvent plusieurs contraintes économiques, juridiques, sociales, dans le pays d’arrivée, en plus des problèmes de santé, d’isolement mais aussi des traumatismes liés à l’exil, aux conflits et aux parcours migratoires rendus de plus en difficiles par la fermeture des frontières des pays d’accueil.
Les structures hospitalières françaises ont répondu jusqu’à présent à cette question interculturelle par la mobilisation d’interprètes issus de leur personnel polyglotte volontaire et d’associations pourvoyeuses de ce service (en présentiel ou par téléphone) ou encore en utilisant le public accompagnant les usagers. Cette dernière activité telle qu’elle est pratiquée ne fait pas pour autant l’unanimité. Plusieurs travaux de recherche ont signalé les limites de ces pratiques de bricolage (Kotobi et al. 2013 ; Brisset et al. 2013 ; Nlate Nten 2015) et le manque de politique claire quant à cette question éthique et d’équité. Les associations qui, en France, soutiennent la création d’un nouveau métier, participent à mobiliser l’attention sur les nombreux enjeux que l’interprétation soulève ; elles ont été à l’origine des principaux colloques qui rythment la réflexion nationale sur cette question et de la Charte de 20121. L’interprétariat professionnel demande des moyens tant humains que matériels et financiers, notamment pour soutenir la formation des interprètes eux-mêmes et la sensibilisation des équipes soignantes qui pourraient y faire appel pour les accompagner.
Notre colloque du 8-9 décembre 2016, intitulé « L’interprétariat en santé : traduire et passer les frontières », organisé conjointement à l’Université de Bordeaux par les responsables de l’association Mana et du Master en anthropologie « Santé, Migrations, Médiations », s’est inscrit comme le 18e colloque de la revue L’autre, qui a régulièrement publié depuis des années des articles sur cette question.
Cet évènement scientifique, dont la réflexion était tournée vers l’amélioration des conditions du prendre soin dans un contexte économique et politique tendu à l’échelle nationale autant qu’internationale, a regroupé des praticiens, des cliniciens, des interprètes et des chercheurs de différents champs des sciences humaines et de la santé issus des trois continents européen, américain et africain. La rencontre et les nombreux échanges au sein des 8 ateliers ont permis de dresser un état des lieux des pratiques et des priorités à déployer2. Ce dossier regroupe des contributions qui étayent la réflexion entamée quant à la complexité de l’activité. Les textes retenus illustrent des situations et des réalités observées par des études tantôt ciblées sur les interprètes eux-mêmes (en regard de leur neutralité ici interrogée), la nécessaire collaboration interprofessionnelle (dans le cadre du travail en institution de soin) ou encore la fluidité des interactions (favorisée dans le champ spécifique de la santé mentale ou en regard de publics spécifiques tels les enfants).
La professionnalisation de cette activité ne suit pas les mêmes directions selon le pays d’exercice. On peut se réjouir qu’en France, la Haute Autorité de santé (HAS) a récemment lancé une consultation publique sur un référentiel de compétences, de formation et de bonnes pratiques d’interprétariat dans le domaine de la santé3 qui a donné lieu à la promulgation d’un décret (du 7 mai 2017)4 visant à soutenir cette fonction d’interface, notamment dans une perspective de meilleur accès aux soins des populations vulnérables, éloignées du système de santé. L’interprétariat linguistique et la médiation sanitaire deviennent en cela des outils désormais incontournables du soin, qu’il faut mieux connaître.